
Je pourrais vous décrire l’étendue de la carrière phénoménale de William Mesguich. Fort de plus d’un millier de représentations, sur plus d’une quarantaine de pièces différentes depuis plus de trente ans, il est l’héritier d’une lignée théâtrale prestigieuse par son père. Mais je préfère vous transmettre l’impression réelle que j’ai ressentie en l’observant, dans les coulisses du Nouveau Théâtre du Jour. Comme un moine en pèlerinage, j’ai découvert un homme d’une profonde sagesse, n’hésitant pas à s’arrêter pour discuter avec les équipes du théâtre.C’est dans cette atmosphère feutrée, empreinte de respect et de concentration, que j’ai eu le privilège de le voir se préparer à monter sur scène. Il apparaissait pleinement investi dans chaque détail, et tout portait à croire que Dans les forêts de Sibérie était bien plus qu’une simple pièce pour lui : c’était son œuvre chérie, son écrin précieux. Il est à la fois le metteur en scène et l’acteur principal, l’architecte et le bâtisseur de cette épopée lyrique. Quelques instants avant le lever de rideau, je l’ai vu traverser la scène, analyser les lumières, ajuster minutieusement le décor, afin que chaque élément reflète fidèlement sa vision artistique.
Après plus de trois cents représentations en cinq ans, William Mesguich continue d’évoluer dans ce rôle avec une intensité qui force l’admiration. Rien n’est laissé au hasard, chaque instant est soigné.
Ce même théâtre, où il évolue avec aisance, est le lieu de ses débuts, il y a trois décennies, alors que Pierre Debauche était encore à la barre. Ce souvenir donne à ses gestes une profondeur particulière, comme s’il retrouvait une partie de lui-même dans ces murs. C’est ce passé qui semble éclairer son présent, et peut-être même son avenir.
Après une première partie animée par les étudiants de l’école de théâtre, il entre en scène. À cet instant, le temps semble suspendu. Habitué à interpréter des rôles durs et violents, il adopte ici une sérénité déconcertante. Une émotion à fleur de peau s’empare de la salle, comme une vague douce mais irrésistible, qui nous porte jusqu’au discours final. Chaque mot, chaque silence est pesé, calculé, mais jamais artificiel.
Dans les forêts de Sibérie est l’adaptation théâtrale du récit autobiographique de Sylvain Tesson. L’œuvre narre l’ermitage de l’auteur dans la toundra russe, sur les rives du lac Baïkal, au cœur de la Sibérie. Pendant six mois, il a vécu en solitaire dans une cabane rudimentaire, en pleine communion avec la nature. Cette quête spirituelle, cette fugue volontaire dans « le grand rien », devient sur scène une expédition sensorielle, mentale et émotionnelle d’une intensité rare.
Dès les premières minutes, la magie opère. Il faut que je sois honnête : je n’ai pas vu le temps passer. Une heure vingt durant, j’ai voyagé avec ce personnage, oscillant entre la tension palpable de la solitude qui menace de le faire sombrer dans une folie douce, et des moments d’une lucide beauté, où il semble toucher du doigt l’essence même de l’existence humaine. Chaque monologue est une méditation, une réflexion sur nos contradictions, nos peurs, nos aspirations.
Le voyage n’est pas seulement physique, il est aussi spirituel. Dans les forêts de Sibérie devient une antithèse poétique de « Enfant de la Ville » de Grand Corps Malade. Alors que ce dernier célèbre la vie urbaine avec ses chaos et ses merveilles, la pièce de Mesguich propose une évasion, une volonté de fuir les « murs de pierre » qui nous enferment. Le protagoniste, à travers ses récits et ses confessions, exprime le désir profond de s’extraire du tumulte sociétal et d’embrasser une introspection radicale.
Ce voyage, bien qu’il soit celui du personnage, résonne en chacun de nous. Par le biais de personnifications savantes, il glorifie la nature. Les étendues gelées et hostiles de la Sibérie deviennent des entités vivantes, presque bienveillantes. Chaque murmure du vent entre les arbres, chaque craquement de glace est élevé au rang de miracle. La cabane, simple refuge de bois, se métamorphose en un sanctuaire où l’on redécouvre le sens du sacral. L’ermitage devient une métaphore de la quête de soi, un moyen de s’éloigner d’une société de consommation déshumanisante, trop brutale, trop froide.
Ce retrait n’est pas seulement une fuite, mais aussi une dénonciation. La société moderne, marquée par un libéralisme effréné, est la cible des critiques du personnage. Comme un Tyler Durden pacifiste, il rêve d’un monde débarrassé de ses artifices et de sa frénésie. Il déclame avec ferveur : « La forêt est le dernier bastion de la liberté ». C’est une invitation à rompre avec la surenchère matérialiste et à retrouver une proximité perdue avec la nature et avec soi-même.
Mais ce discours, si puissant soit-il, ne serait rien sans la maestria de William Mesguich. Il n’incarne pas seulement le personnage, il le transcende. Il est ce personnage, dans ses moments de doute comme dans ses instants d’illumination. Le contraste entre les réflexions profondes sur la vacuité de notre société et les touches d’humour, souvent empreintes de sarcasme, est exécuté avec une précision déconcertante. Lorsque le protagoniste vacille aux portes de la folie, une étincelle dans le regard de Mesguich nous saisit. Cette étincelle confère au texte une dimension mystique, presque sacrée.
Et que dire du travail technique ? C’est un chef-d’œuvre en soi. Chaque élément, même le plus anodin, joue un rôle essentiel dans la métamorphose de la pièce. L’ambiance, créée par des projections lumineuses, des bruitages subtils et des musiques choisies avec soin, nous immerge dans cet univers si particulier. La brume qui s’élève doucement, magnifiée par des projecteurs colorés, confère à la scène une aura presque surnaturelle. Les détails, comme la lumière vacillante d’un poêle à bois, ajoutent une chaleur tangible à cet environnement glacé. Chaque image, chaque son est calculé pour provoquer une émotion précise, et l’ensemble forme un tableau mouvant d’une beauté à couper le souffle.
Pendant une heure et vingt minutes, j’ai eu l’impression d’être plongé dans une cabane isolée au bord du lac Baïkal, loin de la modernité. Cette immersion totale m’a transportée dans un espace où le temps perd son emprise, où chaque instant devient une étape d’un pèlerinage spirituel. L’expérience était transcendante. Dans les forêts de Sibérie n’est pas seulement une pièce de théâtre, c’est un voyage initiatique, une introspection profonde, un hymne à la paix intérieure.
Malgré ses cinq années d’existence, cette pièce n’a rien perdu de sa force. Elle continue de voyager, portant en elle un message universel et intemporel. Si l’occasion se présente à nouveau, ne la ratez pas. Offrez-vous ce voyage, cette expérience unique, qui vous transportera au bout du monde connu, dans les confins de la Sibérie et, peut-être, au plus profond de vous-même.Ici, à Agen, le spectacle ne s’arrête pas là. Jusqu’au 31 décembre, le Festival Divers propose encore de nombreuses représentations toutes aussi passionnantes. Pour plus d’informations, rendez-vous sur : nouveautheatredujour.com





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